presse

Quatrième groupe

Un article très intéressant sous la plume de Monique Mioni, à paraître dans la revue de psychanalyse Quatrième groupe

Du rat des villes au rat des champs?

Evelyne Bloch-Dano dans son dernier essai tout récemment paru sur les jardins, en apparence bien loin des immeubles hausmanniens de la Porte de Champerret- son précédent récit auto- biographique, trouve encore les mots pour nous faire visiter nos mondes intérieurs. Dans les deux, elle a le pouvoir de convoquer des mécanismes d’ identification chez le lecteur, qui se retrouve par exemple avec étonnement dans les petits appartements exigus, où on travaillait néanmoins d arrache-pied pour réussir à l école, ou encore délicieusement désoeuvré à lire Proust pendant un été. Elle produit d’admirables descriptions de cette époque des années 60-70, où son enfance et adolescence comme celle de beaucoup d entre nous, s’est déployée.

 

Comment se tourner vers les autres grâce à la solitude de l écriture qui apporte paradoxalement en partage une connaissance singulière?

La jardin est par excellence cette aire transitionnelle, rapport entre monde intérieur et espace extérieur, et objet transitionnel et malléable tout à la fois: c’est bien toutes les métaphores qu’il contient qu’Evelyne Bloch-Dano va s’attacher à explorer.

A la question de l’actuel et du temps, le jardin allie maitrise de l’espace et du temps et acceptation de la temporalité de par les changements que l’on y observe.

Lieu de nature et culture, Rousseau le premier fait du jardin le refuge et le miroir de nos sentiments intimes.

Lieux de l imaginaire, entre art, culture, science, sociologie, anthropologie, technique, symbolique, mythe, histoire du goût, esthétique, il est un reflet exact des sociétés et des individus.

Enfin jardin de mots, il l’est pour tous, pour ceux des écrivains qui ne sont ni cultivateurs à l’instar de George Sand, ou Gide, ni botanistes tels Jean Jacques Rousseau, ou citadins des jardins publics tels Sartre ou Modiano,

 

La première partie sur l’histoire des jardins invite à se plonger dans une symphonie de couleurs, d’ odeurs, de sensations traversant l histoire du jardin, d’Eden, lui-même influencé par Babylone, jusqu’aux jardins contemporains.

Que le jardin d’Eden des origines ait à voir avec le paradis, qui vient du mot perse « pardes »-domaine royal- donne tout son sens à la dimension nostalgique de la perte qui y est inéluctablement contenue. Evelyne Bloch Dano dessine avec les mots. Elle offre à nos yeux un voyage merveilleux dans le temps et dans l’espace des jardins de l’islam, médiévaux, monastiques, de la renaissance, à la française avec Versailles conçu par Le Nôtre, contrairement aux idées reçues pour dérouter et cacher, à l’anglaise, et enfin les parcs romantiques, transition entre l’espace clos maîtrisé par l’homme et la nature indomptable.

 

Les liens temporels entre le jardin paysagé du 19e siècle et la naissance du roman feront une transition idéale vers la deuxième partie sur les jardins de romans et d’écrivains.

Rousseau avec la nouvelle Heloïse, révolutionnera l’art du jardin français bien avant la mode anglaise, en créant un jardin-refuge dans lequel les sons sont tout aussi importants voire plus que la vue.

Voltaire, pour qui tout ce que nous avons de mieux à faire sur la terre c’est de la cultiver, dans sa conclusion célèbre de Candide, sera un véritable écologiste avant l’heure, à l avant-garde des jardins ouvriers puis partagés.

George Sand préfigure la femme moderne à la fois active en son intérieur et intellectuelle, pour qui il n y a pas de séparation entre l’esprit et le corps.

Avec l »amour au jardin, Balzac, Flaubert, Stendhal, Hugo, Zola nous montrent comment le feu des passions couve, brûle, détruit aussi sous les apparences bourgeoises et policées. Le jardin loin des intérieurs saturés de meubles et d’objets, où la vie est organisée, réglée, et surveillée, redevient un lieu de transgression. Les scènes érotiques sont suggérées d’une manière incroyablement cinématographiques – contemporaines d’ailleurs et sûrement pas par hasard, des débuts de la photographie. Avec « Le Lys dans la vallée« , ou « Le rouge et le noir« , romans de l’ école du désenchantement, c’est la fin d’une époque dans les années 1830. Cette école de la vérité, nous pouvons constater que quelques décennies après avec Freud, la psychanalyse la prolongera et appliquera le coup de grâce à ce monde bourgeois, en y apportant la vérité ultime de l’inconscient.

Michel Foucault, dans cette continuité du 19e siècle décrit le jardin comme une « hétérotopie », lieu hors de tous les autres lieux, dans lequel tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver dans la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés. Avec Hugo, puis Zola, dans un puissant mouvement de germination, les idées et la littérature s’arrachent à cette fin de siècle pour se précipiter dans le XXe naissant, avec ses idéaux égalitaires et d’universalité, et les sensations de chute du paradis perdu, de déception inéluctables qui accompagneront ce mouvement.

La complexité à laquelle Proust nous confronte est celle du processus créatif qui en est le sujet même pris dans sa réflexivité. Avec l’expérience du jardin trop petit pour le texte, et la déception face à la réalité, pour mieux accéder à la fraîcheur des souvenirs retrouvés, la question de la reconstruction est au coeur de l’abîme de la mémoire. Comme elle, le jardin ne peut être qu’inaccessible, donc recréé, laissant place à l’imaginaire et à la création littéraire.

« Une personne n’est pas, comme je l’avais cru, claire et immobile avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard ( comme un jardin qu’on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille), mais une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer.… » Comment mieux dire que nous n’entrons jamais dans le jardin secret qu’est l autre, grande leçon de la recherche du temps perdu comme le souligne l’auteur. Mais aussi, comment pénétrer dans nos propres méandres intérieurs?

Bien qu’André Gide soit un jardinier né, botaniste, et que trop de jardins parcourent son oeuvre pour pouvoir les décrire tous, c’est le jardin du Luxembourg théâtre de sa socialisation de jeune bourgeois de la rive gauche qui préfigure tous les jardins de ville aimés par la suite, « jardins à son image, miroirs d’un perpétuel présent »… A l’opposé du narcissisme retrouvé de Gide au travers la découverte tardive de son homosexualité, Colette actrice d’elle-même, projette dans les jardins son espace intérieur à la fois réel et imaginaire, et son rapport à sa mère, Sido, toute-puissante déesse tellurique. Jardins à posséder avant de risquer la dépossession, rappel du traumatisme de,l’enfance, l’ultime jardin sera celui éternel du Palais-Royal. Enfin, gratter la terre et gratter le papier, sont les gestes jumeaux de l’acte de renaissance sublimatoire.

En contraste avec tous ces écrivains pour qui l’expérience native première est terrienne, Sartre et Simone de Beauvoir sont des enfants de Paris. Le Luxembourg pour Sartre, sera contrairement à Gide, le lieu de l’apprentissage de la déception de la relation à l’autre, qui est déjà un enfer. Les mots sont l’humus premier, inversion qu’on retrouve dans la psychose où les signifiants sont déconnectés de leurs ancrages physiques. Et comme si la déconnexion d’avec la nature contenait en elle-même le germe du malentendu des sociétés civilisées contemporaines? Pour Simone de Beauvoir, le Luxembourg, lieu des crises de caprices infantiles tout autant que des émois de jeune fille, est celui de la liberté de l’imaginaire de l’écrivain, à laquelle Evelyne Bloch-Dano s’est identifiée dans son désir d’écrire.

Que l’un des premiers textes de Marguerite Duras s’intitule « Un parc de roman » jusqu’à « Des journées entières dans les arbres« … ou dans les parcs, nous sommes inéluctablement entraînés dans ses lieux aux limites incertaines, donnant sur les sombres bois sauvages et mystérieux, reflets de la propriété achetée par son père près de la ville de Duras. Elle en tirera son nom d’écrivain, abandonnant le nom du père mais aussi de la mère qu’elle portait en tant qu’orpheline, peut-être pour mieux retrouver son père dans un acte d’auto- engendrement? Les lieux sont pour elle indissociables de la mémoire qu’ils réveillent, ce sont des catalyseurs de l’écriture et non des miroirs, faisant appel à l’extériorité première originaire, l’intériorité ne venant qu’après, dans une inversion paradoxale très contemporaine dont on pourrait se demander si elle ne rejoint pas celle de Sartre.

Modiano est le seul auteur encore vivant dont nous parle Evelyne Bloch-Dano, et pourtant elle le déçrit comme un fantôme! C’est le plus citadin, autre paradoxe, et avec lui nous pénétrons un peu plus dans l’obscurité, celle des boutiques, celle de l’herbe de nuit, celle de la pourriture….tout renvoie à l’ombre du passé paternel pendant les années d’occupation. Sa quête identitaire se perd dans un labyrinthe de Thésée moderne, elle est rendue impossible par le morcellement, comme la ville qui casse l’unité de la nature dont elle prend la place?

 

 

Sans chercher à faire de démonstration psychologique, Evelyne Bloch-Dano réussit grâce au pouvoir évocateur de la littérature, à solliciter en chacun de ses lecteurs un processus de réflexion sur la délicatesse de la condition humaine, dans sa singularité autant que dans sa diversité, indissociable de cette nature extérieure crainte tout autant qu’aimée. Sans l’expliciter, elle nous fait deviner les différences entre les jardins d’hommes, lieux identificatoires, et les jardins de femmes presque charnels. Jean- Paul Valabrega nous avait donné au Quatrième Groupe une conférence sur les liens entre le mythe de Narcisse, les fleurs- symboles de renaissance- et la mort, sur les rapports entre l’ouïe au travers de la nymphe Echo et la vue avec Narcisse, mettant déjà l’accent sur les dualités fondamentales constitutives de la nature humaine. La grande force de ce livre qui traverse le temps et l’espace, est due à la capacité de son auteur à transformer les images en mots et inversement les mots en sensations. Ce sont ces allers- retours qui permettent au présent relié ainsi au passé et à la promesse du futur, de se déployer dans toute sa vigueur, pouvoir que l’art nous donne, tels les regards des portraits de Velazquez, observant le spectateur comme s’ils étaient vivants en face de nous des siècles après leur mort, ou encore offerts lors de certains moments rares et privilégiés de séances d’analyse. Transformer la déception de la perte, la tristesse de l absence, en force intérieure, telle est la tâche humaine et le jardin en est le contenant et le contenu, le lieu de consolation sur lequel on peut agir, lieu de rencontres mais également de solitude, lieu de transformation et de conjonction de l’espace et du temps, paradis perdu que l’homme passe sa vie à recréer quand bien même il ne réussira jamais à être le Dieu qui sommeille en lui. C’est tout ce qu’Evelyne Bloch-Dano nous invite à (re) trouver dans le plaisir de la lecture, quel plus bel éloge de la littérature pouvait-elle nous offrir?

 

Monique Mioni